Leden, du sommeil du juste

Il faisait nuit, une nuit sombre et sans étoiles. Dormant pour la majorité à poings fermés, les citadins de Leden, blottis dans le confort de leurs antiques logis, n’eurent conscience des premières secousses. Tel un océan translucide atteint par une larme, Leden dormir-du-sommeil-du-juste-en-ledenvibra, créant dans l’invisible de son horizon une onde subtile et infinie. Pas un son, pas le moindre grincement de planche en cette cité pourtant fortifiées d’édifications archaïques et tombée en désuétude.

Reconnue pour son apparat vieillot et son décor vétuste, Leden en cette nuit semblait par on ne sait quel mystère, encore plus obsolète et anachronique. Les halos des réverbères semblèrent derechef être ébranlés par une pulsation diaphane, comme si le paysage de la bourgade assoupie frémissait aux vagues d’un fleuve hyalin. Les imposantes murailles de bois de charme circonvenant la ville frémirent sous un nouveau spasme invisible, faisant cette fois chanceler les hampes des bannières et étendards dans une acoustique feutrée. Un gamin s’éveilla, apparemment sensibilisé par la dernière trémulation cristalline. Tirant les linceuls, il dévala l’escadrin et prit siège sur le porche de sa demeure, épiant l’horizon et prêtant ses tympans à la moindre étrangeté. Une pulsation survint, encore. Le cœur du petit homme s’oppressa, lui générant une vive affliction qui le paralysa. Ébranlé, il se senti défaillir puis basculer dans d’asphyxiants vertiges à une célérité ahurissante, comme s’il s’enfonçait en chute libre dans un profond néant. Persuadé de vivre une descente fulgurante, l’enfant gémis avant l’écrasement. L’impact ne vint jamais.

S’imaginant qu’il périclitait, il s’aperçu toutefois que son corps était parfaitement atone et stationnaire. Voilà qu’il s’agissait plutôt du panorama qui s’engloutissait à petit feu autour de lui. La voûte céleste, telle une toison violacée, se liquéfiait dans l’infini de la nuit, pareille à une aquarelle sur laquelle on aurait jeté une eau claire. Les couleurs lunaires laissaient place à des scintillements polychromes, comme si l’atmosphère elle-même était animée d’escarbilles opalescentes. L’image de Leden transfigura, étrillée de ses vestiges et fripes par la grâce de cette vague de verre déferlant sur la cité. Le pavé demeurait inerte, mais le jeune noctambule aurait juré qu’il s’ébranlait en tressauts itératifs, devenant saccades sismiques déchaînées, vraiment, il aurait fait serrement de vivre en cet instant un séisme. Les murailles se tordirent sous ses juvéniles prunelles, les parapets s’affaissant tout en restant debout et fiers. Les maisonnées s’éprirent des mêmes mascarades; leur toitures et leurs façades s’enfoncèrent bien qu’elles semblèrent conserver leur intégrité et n’être sans faille aucune. Encore trop naïf pour parvenir à décrire en son esprit la fantasmagorie qu’il était seul témoin, le petit homme déchiffrait tout de même qu’il assistait à l’implosion de Leden.

Les rocailles emmurant les logis de la patrie devinrent étoffées de bryacée et de vert-de-gris, émoussées par l’âge et les intempéries. L’illusoire optique prenait racines, l’image de Leden mutait convulsivement. Le bois de charme des murailles devint fade et décrépit puis s’évapora, perforant les colossales fortifications de la citée en de multiples brèches. La matière se sublimait, la forge et le bazar de la place publique avaient en un rien de temps sombrées aux ruines puis s’étaient éteints, telles des amas de cendres souffler dans les zéphyrs d’une tempête. Le ruissellement de l’eau de la fontaine figea, et le bronze qu’exposait celle-ci s’évanouit en une myriade de corpuscules. L’intégralité de la ville était soumise à cette fascinante et terrible volatilisation. Le jouvenceau observa alors ses mains, celles-ci prenant insensiblement une forme nouvelle. Ses phalanges s’amplifièrent, son épiderme perdait la blancheur de sa jeunesse et se crevassait de parcours sinueux.

Découvrant sa chemise de nuit se faire haillon, il s’aperçût du même coup qu’il avait grandi puis s’était voûté, fléchi de courbatures et d’ankyloses spontanées. S’approchant du miroir de l’eau du bassin, il fut stupéfait d’authentifier son front parcheminé par l’âge. Sa chevelure enneigée et ses traits fantomatiques l’estomaquèrent; en un moment, l’éphèbe qu’il fut était devenu un vieillard. Alors qu’il jurait assister à une impulsive apocalypse, le désormais centenaire spectateur réalisa que des volatiles décombres de Leden se levait à présent une architecture naissante. Citadelle, remparts, beffrois, temple et belvédères se dressaient dans l’invisible, dessinés en des luminosités se densifiant peu à peu. Leden ressurgissait sous de nouveaux emblèmes et un visage méconnaissable. Les couleurs et formes cessèrent enfin d’exsuder pour prendre une forme définitive.path_by_korbox-d32wlqo

La fontaine arborait un nouveau bronze, le bois de charme remplacé par une sauvegarde de pierres des champs. Les chaumières travesties en maisonnettes disparates, le vieil homme n’arrivait en rien à distinguer l’ancienne Leden. L’intensité et l’amplitude du phénomène furent trop immense pour lui; il vacilla puis s’écroula dans l’inconscience. Le pauvre, il ignorait encore qu’en ces heures, non seulement Leden s’était fait peau neuve en un rien de temps, mais que dès les pluies du matin suivant, il ne reverrait jamais plus son peuple, tous évaporés à l’exception de lui seul. De surcroît, ce serait de purs inconnus qui l’éveillerait à l’aurore, lui clamant pourtant le connaître depuis des lustres. Il se croira sénile et atteint d’une effroyable malédiction, ne parvenant jamais à faire entendre à ses prospecteurs qu’en réalité, Leden avait vieillit de soixante-dix-huit ans en une seule nuit. Une question lui sera tourment pour le reste de ces jours gris : Mais qu’est-ce que le Temps pour se jouer ainsi des gens?

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